Du 1er au 29 mars
Alors voilà, nous sommes maintenant trois à la ferme. Depuis la naissance d’Anaïs, nous avons une nouvelle colocataire. Une invitée de marque. Et ce n’est pas une sinécure! Certes, Anaïs prend moins de place qu’un WWOOFeur. Elle mange moins qu’un WWOOFeur. Seulement, elle le fait plus souvent. Environ toutes les 3h, et même au milieu de la nuit. Et faut pas compter sur le moindre coup de main, hein. Même pas pour mettre le couvert. Ni pour rentrer du bois, fût-il petit. Pour l’instant, l’investissement semble peu fructueux en terme de main d’œuvre. L’amour, cependant, annule ce solide pragmatisme. L’amour nous fait perdre les pédales. Avec Anaïs, on est dans notre bulle, un genre de doux confinement. Ses yeux, ah, ses yeux! nous font oublier le reste. Quoi, quel virus?
Mardi 2 mars, nous tentons d’échanger avec la MSA à propos du congé paternité auquel j’ai droit. Il pleut toujours, j’ai l’impression que ça fait des mois. Une tentative de semer des carottes avec ce nouveau semoir Sembdner 4 rangs d’occase échoue lamentablement dans le compost détrempé. On est mieux sous les nouveaux tunnels, et j’y aménage une nouvelle butte. Mais il pleut toujours pour les récoltes. Le soir venu, je vais chercher belle-maman à la gare de Marmande. Manoue est grand-mère pour la première fois, c’est une rencontre émouvante. Le lendemain, après le marché, la bande habituelle (Sabine, Sandie, Damien et Gildas, leur enfants) vient filer un coup de main pour la mise en place de protections anti-gibier sur les arbustes de la haie plantée en novembre. Il fait un temps à boire un chocolat chaud près du feu. La maison est pleine d’enfants.
Avant le week-end, j’ajoute une nouvelle butte au tunnel n°6. J’éclaircis les carottes, celles qui ont été semées en décembre. Je repique le basilic et je sème des fleurs: nigelle de Damas, cosmos, œillet d’Inde, pavot de Californie, lunaire, que je planterai au milieu des légumes et qui, en plus d’égayer (qui ne conçoit pas un jardin potager sans fleurs?), attireront les insectes auxiliaires. Arrivée par la route de beau-papa, qui découvre lui aussi sa petite fille. C’est à ce moment que le thermostat du chauffe-eau décide de nous lâcher. Le dépanneur du coin a la pièce en stock, ouf! Samedi, j’emmène Michael et ses kids au 1er salon de la bière artisanale de Damazan organisé par l’ami Jacques Réjalot. J’y retrouve aussi les copains de la brasserie In Taberna de Monflanquin qui font des bières houblonnées comme je les aime. Pourquoi ressortir ma panoplie du brasseur amateur quand on est si bien servi en Lot-et-Garonne?
Question bière, on remet ça le dimanche au Old Lord Raglan, le brewpub de Montignac-de-Lauzun. J’ai ajouté une butte au tunnel n°5, et je n’arrive qu’à la mi-temps de la rencontre Écosse-France. Un rugbyman tricolore vient de balancer son poing dans la figure de l’arbitre. Nous, on fête enfin l’arrivée d’Anaïs avec une pinte de real ale. À cet instant, on ne se doute pas encore que ces moments de convivialité seront les derniers avant longtemps. La vie continue, comme d’habitude. À part que les nuits sont plus courtes. Mais les beaux-parents sont là pour la semaine, ils rendent pleins de menus services: courses, réparations, approvisionnement en bois de chauffe, déménagement de la chambre du rez-de-chaussée, convoyage d’un chargement de bambous depuis Tombebeœuf, etc., ça soulage. Au jardin, sous la serre, je m’escrime avec notre terre argileuse. Les dernières buttes dans les nouveaux tunnels sont enfin achevées.
Épinards, laitues et courgettes sont prêtes chez l’horticulteur du Temple-sur-Lot avec lequel je travaille. Je débroussaille: l’herbe autour des tunnels, et une partie de l’engrais vert (un mélange moutarde/seigle) en plein champ, que je couvre d’une bâche d’ensilage pour occultation. Vendredi 13 mars, Manoue et Laëtitia conduisent Anaïs chez l’ostéo à Villeneuve-sur-Lot. On mange un poulet rôti (de chez les copains de la ferme de Lou Cornal) en famille, et c’est la première balade en poussette, car on commence à voir le soleil. Ce week-end-là, laitues, épinards et betteraves sont plantés. La grelinette est passée dans les deux nouveaux tunnels. Le coronavirus est en France, c’est officiel. Mais on vote comme d’habitude au premier tour des élections municipales, et l’unique liste dont je fais partie est élue tout de suite. Maraîcher, papa et conseiller municipal: j’ai maintenant trois casquettes.
Lundi 16 mars, je traverse une bonne partie du département jusqu’à la ferme de Christelle près de Casteljaloux, où sont stockés mes plants de pommes de terre, arrivés quelques jours plus tôt de Bretagne après une commande groupée. Entre petits maraîchers bio, on a toujours une foule de choses à se dire, et on se fait la bise comme d’habitude, sans plus de précautions. Le lendemain, les annonces alarmistes du gouvernement et le masque porté par l’ostéo venue manipuler Anaïs me font réaliser la légèreté de cette expédition aux patates. Avec peu de légumes, je renonce à aller au marché bio de Villeneuve-sur-Lot. Début du confinement, et fin du train-train habituel de la vente directe pour les agriculteurs comme moi. En attendant, j’ai étalé mes 100 kg de plants de pommes de terre sur des claies pour qu’ils germent. C’est toujours ça de sauvé.
Mercredi, jour de marché, je vaque donc à des occupations moins commerciales que prévu: désherbage, perçage d’une toile de paillage pour les courgettes, semis direct de haricots verts, construction d’un abri pour moutons… quand Sabine me propose de repiquer des jeunes plants de physalis et de basilic qui lui restent sur les bras. Pour la première fois, je me rends donc à Tombebœuf avec mon attestation en poche, songeant aux copain parisiens dans le confinement qui ont perdu le luxe de ces promenades au grand air. Jeudi, le gyrobroyeur du voisin Yves semble faire un drôle de bruit. Et pour cause, celui-ci vient de pulvériser le tuyau d’évacuation des eaux pluviales caché dans l’herbe! Nous voilà pris en défaut d’entretien de la pelouse. Il est vrai que c’est le cadet de nos soucis, mais j’ai une excuse: il manque une pièce à la débroussailleuse.
Vendredi 20 mars, relâche. Papa promène sa fille, pour libérer une poignée d’heures de sommeil à la maman. J’ai des coups de fil à passer: les parents, les frangins, les copains, ont tous des histoires de confinement et méritent quelques nouvelles de cette nouvelle vie avec notre petit bout. Et c’est pareil pour l’ensemble des abonnés à notre newsletter: copains, famille, ils méritent quelques nouvelles, bonnes et moins bonnes: avec les restrictions, la journée des tulipes est annulée. L’inauguration du nouveau numéro de la revue Le Citron, consacré à la ferme de Videau, est reportée. Et l’avenir paraît bien incertain, si la vente des légumes sur les marchés venait à être bloquée. Je réfléchis à la manière de mobiliser un peu plus les clients des paniers de légumes à la ferme.
Laëtitia passe le plus clair de son temps avec Anaïs. Entre deux tétées, je lui offre une promenade dans l’écharpe de portage. Mais j’ai fort à faire au jardin: le travail du sol dans les tunnels n’en finit pas de finir. La plantation des courgettes est repoussée tous les jours. J’emploie la grelinette. Je passe et repasse le rotavator, un outil de faible valeur agronomique, mais qui permet de se sauver de certaines situations. J’installe un tunnel nantais sur les haricots verts pour les hâter. Je raccorde l’irrigation dans les fraises, qui vont en avoir besoin: c’est le printemps, mais on se croirait en été. Du coup, je retire les bâches d’occultation qui couvrent depuis plusieurs semaines les anciennes planches d’engrais vert pour qu’elles ressuient au soleil et au vent. Deux fois par jour, je vide le contenu de quatre arrosoirs sur un semis de carottes.
Laëtitia prend le temps de répondre aux nombreux messages de sympathie, cadeaux et participations à notre cagnotte de naissance. On a prévu un faire-part, mais le confinement a franchi un nouveau palier et les bureaux de Poste sont fermés. Les marchés de Villeneuve-sur-Lot, ainsi que celui de Pujols sont annulés. Suivent de nombreux échanges d’emails entre exposants. La commune de Villeneuve propose de dresser une liste des producteurs. Certains (j’en suis) réclament la réouverture à certaines conditions pour se sortir de la distorsion de concurrence exercée par les grandes surfaces qui restent ouvertes, elles. En attendant, la mutualisation de nos informations est bien relayée: le nombre des abonnés à la commande de paniers de légumes hebdomadaire de la ferme de Videau explose.
Le 26 mars, je complète une dérogation de sortie et je m’équipe davantage en matériel d’irrigation, en terreau et en toile de paillage du côté de Tonneins et Marmande. Le lendemain, je plante enfin les courgettes sous abri, et les cardons arrachés chez la voisine Huguette. Je déplace le magnolia offert par Aurel et Nico, lequel avait les pieds dans l’eau, et installe le cerisier du Japon offert par Sandrine. C’est un avant-goût de la grande valse des plantations d’avril. Mais ces centaines, ces milliers de plantes en pot ne sont rien en comparaison de notre unique jeune pousse. Avec Anaïs, on profite de cette nouvelle vie à trois. Premier Skype avec les grands parents provençaux, qui finalement ne viendront pas nous rendre visite en avril, confinement oblige. Heureusement, tout le monde va bien. On n’a aucun symptôme. On est juste complètement gagas.
jolie tes épinards