À quelques jours de la signature d’un acte de propriété qui va nous permettre, à blondinette et à moi-même, de démarrer notre projet à dominante paysanne, je dois relater l’aventure que j’ai vécu à la ferme de Toussacq ces deux derniers mois. Il s’agit d’une expérience professionnelle fondamentale dans mon parcours, rétrospectivement indispensable par rapport au projet de vie qui est le nôtre, et une expérience humaine profondément émouvante et révélatrice de l’optimisme dont est capable un certain monde agricole que je voudrais rejoindre.
Toussacq en danger
Nous sommes au mois d’avril 2017. Deux ans après mon passage dans cette ferme francilienne, me voilà de retour à Toussacq.
Quelques semaines plus tôt, l’entreprise se retrouve soudain dans une situation dangereuse après le départ du patron pour cause d’arrêt maladie. On cherche donc un salarié, mais pas un simple ouvrier. Quelqu’un capable de gérer le quotidien, et même d’anticiper l’avenir. Comprendre: planifier la saison de maraîchage qui démarre. Puisque je connaissais la ferme et que j’avais quelques disponibilités, il n’y avait pas de raison que je refuse.
Chapeauté par François, un maraîcher voisin fort expérimenté qui connaît bien les lieux, et sur la base d’une méthode de planification à base de documents informatiques qui est la sienne, je débarque. Avec des bottes propres aux pieds et des mains vierges de cals. Mais lesté d’une appréhension compréhensible: car depuis deux ans que j’ai plaqué ma vie d’avant pour devenir ouvrier agricole, je n’ai jamais eu à faire face à de grandes responsabilités, et de ma vie il ne m’est jamais arrivé d’encadrer du personnel.
Heureusement, on m’a bien mâché le travail. S’appuyant au besoin sur le cahier de culture des années précédentes, plusieurs petites mains ont retranscrit le plan d’assolement du patron de manière chronologique dans les feuilles d’un fichier Excel partagé sur une Dropbox. En parallèle, des paysans volontaires ont œuvré à combler le retard pris en matière de travail du sol. Les clients de la structure, regroupés en AMAP et fidèles à la devise de solidarité inscrite dans leur contrat, viennent régulièrement prêter main forte. La femme du patron est souvent là pour les accueillir.
Le frais, c’est chaud
Restent les professionnels sur place: trois salariés, dont votre serviteur, ont fort à faire pour maintenir la structure à flot et mettre en place les cultures de printemps qui constituent le gros morceau d’une saison de maraîchage. Au programme: gestion des stocks, récoltes, travail du sol, semis et plantation, mise en place de l’irrigation. Avec l’avancée du printemps, c’est la reprise des récoltes de frais pour remplacer le contenu des frigos, qui s’épuisent. Il faut soigner les cultures qui arrivent à maturité: choux, oignons, navets et carottes primeur demandent un arrosage régulier et des récoltes maîtrisées. Et programmer d’autres oignons, d’autres choux, d’autres navets. Et des radis, et des salades. Encore des radis. Et encore des salades… Pfou.
Il faut aussi installer les cultures de légumes fruits sous tunnel: courgettes, tomates, aubergines, poivrons, concombres, haricots, etc. À l’extérieur viendront les courges, les pastèques, les melons. Ne pas oublier de prévoir à long terme: choux d’automne et d’hiver, céleris-raves, carottes, betteraves, poireaux. Les semis se succèdent, les plantations aussi. Avec la chaleur qui arrive, l’enherbement guette. Les doryphores font leur apparition dans les pommes de terre. Et les ennuis mécaniques se succèdent.
Vu la consistance de l’agenda, épais comme un catalogue de matériel agricole, la gestion des moyens humains est la clef de la réussite. Tous les jours, coordonner les tâches, sans heurt et sans reproche, en essayant d’optimiser les déplacements et en mobilisant les compétences propres à chacun. Pas une chose aisée quand on est soi-même peu expérimenté. Risqué quand on encadre un groupe de bénévoles, formidablement volontaires mais pas qualifiés. Les séquences de travail qui obéissent à l’improvisation sont rarement couronnées de succès. Il faut s’employer à anticiper, et le programme de l’équipe doit être écrit à l’avance. Une semaine à l’avance, c’est mieux.
Anges de la solidarité
Bien sûr, rien de tout cela ne serait possible sans nos anges gardiens: François veille au grain. Il supervise le travail à Toussacq et son tour de plaine du lundi fait office de filet de sécurité pour quelques unes de mes initiatives hasardeuses. Il corrige les oublis. Et prend le temps de me former à diverses techniques et outils, quitte à se mettre en retard dans le planning de sa propre saison. Les autres paysans et les amapiens, venus parfois de bien loin, libèrent notre agenda de nombreux travaux chronophages: désherbage, préparation du sol, vrais et faux-semis. Anne, du réseau des AMAP, coordonne les échanges entre tout ce beau monde. Des appels à l’aide sont relayés sur les blogs. Les autres résidents de Toussacq, ceux qui partagent la ferme avec nous, rendent régulièrement service à l’atelier mécanique et ailleurs.
On peut dire qu’en l’absence du patron, la relève est plusieurs fois assurée. Cette entreprise, c’est une hydre (ou un chardon): même décapitée, elle a plusieurs têtes qui repoussent. En tous cas, elle ne manque pas de mains. Toussacq, c’est un exemple de mobilisation humaine. Un manifeste, même. Qui ringardise davantage la vision de l’agriculteur productiviste, délocalisé, coupé des consommateurs. Car en réalité, il existe un autre monde paysan, où la vie n’est pas non plus facile tous les jours, mais où on sait s’organiser hors de systèmes pyramidaux, avec et pour ceux à qui on destine le produit de nos fermes, et où la solidarité en cas de coup dur n’est pas un vain mot.
Merci!
Je souhaite bon rétablissement à celui dont l’absence, ironie du sort, m’a donné l’occasion de fourbir mes armes. Ça m’aidera à mieux aborder une activité indéniablement usante dont il faut s’employer à maîtriser le pouvoir d’étouffement jusqu’à la noyade, et essayer d’en faire l’élément central d’un mode de vie supérieur. Bon courage à lui dans la reconquête de cette vie-là. Et merci de m’avoir montré la voie.
Merci à tous les autres, pour leur soutien, leur aide, leurs conseils de pros: Stella, Pascale, Anne (au pluriel), Marie, Noémie, Émilie, Élodie, Sylvie, Alice, Maëla, Aurélia, Lorène, François, Pierre, Denis, Michel, Florian, Laurent, Bernard, Geoffroy, Jean-Louis, Jean-Pierre, Mathieu, Boris, Marc, Damien, Benoît, Adrien… J’en oublie. Merci à tous les amapiens qui font toujours le déplacement avec bonne humeur malgré la perspective, souvent, d’un travail de forçat.
Pour eux, l’expérience de Toussacq continue. Pour moi, le retour à la campagne touche au but, plus au Sud.